Coulisses de la ville… coulisses de la vie

Coulisses de la ville… coulisses de la vie

Téléchargez l’article au format PDF

Robert MARCONIS
Professeur émérite, membre du LISST – CIEU
Université Toulouse II Jean-Jaurès

La gestion des cimetières et des crématoriums, comme les pratiques funéraires relevant des services de pompes funèbres, invitent à pénétrer dans des coulisses de la ville. Les habitants ne les découvrent souvent que lors de moments difficiles de leur vie. Soumises à une réglementation complexe, elles impliquent pour chaque commune une organisation juridique, économique, territoriale… qui a dû s’adapter au fil des ans aux besoins et aux attentes des habitants, obéissant à des contraintes collectives (laïcisation de l’État, liberté et égalité des citoyens, hygiène publique, urbanisation croissante…). Et cela tout en respectant les références culturelles de chacun, dans un domaine où les rapports à la mort restent fortement marqués par les appartenances religieuses (LASSèRE M., Villes et cimetières en France. De l’Ancien Régime à nos jours. Le territoire des morts, L’Harmattan, 1997).

Vue aérienne des cimetières de Terre-Cabade et Salonique

 

E n 2016, 4 544 personnes résidant dans l’une de 37 communes de Toulouse Métropole sont décédées, dont 2 814 domiciliées à Toulouse. Compte tenu de l’importance des établissements hospitaliers, le nombre de décès enregistrés à l’état civil est largement supérieur, car beaucoup concernent des personnes ayant un domicile à l’extérieur du territoire métropolitain, tandis que d’autres, décédées ailleurs, demandent à y être inhumées ou incinérées. De ce fait, il est très difficile d’établir une corrélation entre le nombre de décès enregistrés sur un territoire, et celui des inhumations ou crémations qui s’y produisent.

À Toulouse, la municipalité gère 11 cimetières (90 000 emplacements sur un total de 80 hectares), dont un, dit « suburbain », sur la commune de Cornebarrieu, où se trouve le seul crématorium de l’agglomération, placé désormais sous l’autorité de Toulouse Métropole. En 2017, la Ville de Toulouse a autorisé 1 726 inhumations, et 1 290 crémations, mais 1 042 seulement à Cornebarrieu, faute de capacité suffisante, 248 ayant utilisé les services de crématoriums extérieurs (Montauban, Albi, Pamiers…).
Par ailleurs, le service des Pompes funèbres municipales de Toulouse, exploité en régie qui avait fonctionné en situation de monopole sur le territoire communal de 1905 à 1988, est devenu celui des Pompes funèbres de Toulouse Métropole, et son champ d’action est désormais étendu à l’ensemble des 37 communes de la métropole.

Cimetière de Cornebarrieu

Au-delà des mutations récentes imposées par le législateur, par la croissance démographique et l’expansion urbaine, mais aussi par l’évolution de la demande sociale, la gestion des cimetières et l’organisation du service public local des Pompes funèbres restent fortement marquées par deux siècles d’histoire, au cours desquels se sont affrontés l’État, les communes, les représentants des différents cultes – en particulier de l’Église catholique –, mais aussi de puissants intérêts privés, qui ont toujours convoité le « marché de la mort ».

Cimetières et crématoriums

C’est au moment de la Révolution française que l’Église a perdu le contrôle des cimetières en même temps que s’opérait la laïcisation de l’état civil (20 septembre 1792). L’organisation et la gestion des cimetières n’ont été fixées qu’en 1804 par le décret du 23 prairial, an XII, dont beaucoup de dispositions demeurent aujourd’hui. S’y mêlent des dispositions visant à maintenir leur caractère public, assorties de préoccupations hygiénistes, tout en offrant aux différents cultes un rôle non négligeable dans l’accompagnement des défunts jusqu’à leur inhumation, accompagnement pouvant prendre un caractère solennel, qualifié alors de « pompe funèbre ».
« Aucune inhumation n’aura lieu dans les églises, temples, synagogues, hôpitaux, chapelles publiques et généralement dans aucun des édifices clos et fermés où les citoyens se réunissent pour la célébration de leurs cultes, ni dans l’enceinte des villes et bourgs.
Il y aura hors de chacun des villes ou bourgs… des terrains spécialement consacrés à l’inhumation des morts […]
Chaque inhumation aura lieu dans une fosse séparée… Lorsque l’étendue des lieux consacrés aux inhumations le permettra, il pourra y être fait des concessions de terrains aux personnes qui désireront y posséder une place distincte et séparée pour y construire des caveaux, monuments ou tombeaux. »

En application de ces dispositions, qui supposaient l’abandon des cimetières paroissiaux dans les territoires intra-muros des grandes villes, une réflexion se développa pour choisir de nouveaux emplacements, à l’extérieur des remparts, et pour concevoir leur aménagement. La création du cimetière du Père-Lachaise, à Paris, dès 1804, fut, de ce point de vue, un riche terrain d’expérience 1.
À Toulouse, c’est au lieu-dit Terre-Cabade, sur les pentes du coteau dominant le canal du Midi, que la municipalité décida d’aménager son nouveau cimetière, à l’origine sur 7 hectares, conçu comme une « opération de prestige » 2. Sa conception fut confiée au jeune Urbain Vitry (1802-1863), fils de l’ingénieur voyer de la ville, qui deviendra dès 1830 architecte en chef de la Ville où il imposera sa marque dans d’autres réalisations comme les abattoirs sur la rive gauche, ou l’École de médecine (actuel Théâtre Daniel Sorano). Le « Père-Lachaise toulousain » fut inauguré en 1840, doté d’une entrée monumentale avec deux obélisques de brique et un pavillon qui sont autant de références à l’antiquité égyptienne. Le cimetière a été étendu à plusieurs reprises, en particulier avec les nouveaux terrains de Salonique, sur l’autre versant du coteau vers la vallée de l’Hers, pour procéder à des inhumations beaucoup plus nombreuses au moment de la Première Guerre mondiale. Une dernière extension, plus récente, jusqu’à l’actuel boulevard des Crêtes, a porté la superficie de l’ensemble Terre-Cabade – Salonique à 28,5 hectares.
Dans sa partie la plus ancienne, cet ensemble constitue, comme le Père-Lachaise, un élément majeur du patrimoine toulousain : ses monuments évoquent les grandes familles de la Ville, et il permet de suivre l’évolution des attitudes devant la mort 3. On passe ainsi du « cimetière romantique » avec la configuration d’un parc à l’anglaise où règne une certaine diversité monumentale, à une organisation plus fonctionnelle où les tombeaux sont bas, de même dimension, fermés par des dalles uniformes 4.

Les neuf autres cimetières situés dans la commune de Toulouse représentent une superficie totale inférieure (21,3 hectares). Situés au début du XIXe siècle hors des remparts, ils ont continué à être utilisés, souvent à proximité des églises des noyaux villageois en périphérie du territoire communal (Lafourguette, Lalande, Croix-Daurade, Lardenne, Montaudran, Pouvourville, Saint-Martin du Touch, Saint-Simon) ; le plus grand, Rapas, à Saint-Cyprien, occupe à lui seul 6,2 hectares.

Malgré les agrandissements de Salonique, dès les années 1930, la Ville de Toulouse a recherché un emplacement pour un nouveau cimetière. Comme Paris, qui avait étendu ses cimetières périphériques sur les communes voisines ou en avait créé de nouveaux, suscitant l’opposition des municipalités concernées (cimetières parisiens de Bagneux sur 62 hectares en 1876, ou de Thiais, sur 102 hectares en 1920 !), Toulouse avait étudié, en 1936, la possibilité d’un « cimetière suburbain » à Cornebarrieu, après une première prospection hydrogéologique. Le projet fut repris en 1951, avec une expertise du professeur Casteras, géologue de la Faculté des sciences. Non sans recours des propriétaires concernés, les terrains furent acquis et le cimetière ouvert en 1968. Sur ce vaste terrain plat, couvrant aujourd’hui 30 hectares, l’absence de plantations, l’éloignement de la ville, l’inexistence de desserte en transports collectifs, mais aussi de nombreux problèmes d’assainissement liés à la nappe phréatique, suscitèrent bien des oppositions et imposèrent par la suite d’importants travaux.
C’est en ce lieu que fut décidée l’implantation par la Ville de Toulouse d’un premier crématorium, mis en service en 1973, rénové en 2009. Un tel équipement et les aménagements correspondants (columbarium, cavurnes, jardin cinéraire, jardin du souvenir…) s’imposaient dans une grande agglomération pour répondre à une demande croissante. La loi sur la liberté des funérailles datait certes de 1887, autorisant la crémation, mais c’est en 1963 seulement que l’Église autorisa cette pratique, qui ne concernait encore que 1 % des décès en 1980, avant de connaître une progression spectaculaire : 11 % en 1994, 25 % en 2004, plus du tiers aujourd’hui. Les investissements réalisés pour augmenter les capacités à Cornebarrieu n’ont pu suivre la demande, en partie satisfaite par le recours à des crématoriums situés dans des villes voisines, comme Albi (1991, avec nouvelles installations en 2014), Montauban (2006), Pamiers (2010), Auch (2017). Au titre de ses compétences nouvelles, Toulouse Métropole a décidé, en 2017, de créer un second crématorium sur son territoire dans le quartier de la Marcaissonne, près de Saint-Orens. Villefranche-de-Lauragais en construit un autre dont l’ouverture est programmée pour 2020. D’autres projets sont à l’étude, dans les communautés d’agglomération voisines de Toulouse, dans le Sicoval et le Muretain où le projet d’une implantation à Seysses a rencontré une vive opposition. Sans doute pourrait-on espérer un schéma d’ensemble à l’échelle de l’aire urbaine de Toulouse, voire de la région, pour rendre plus cohérente la carte future de ces équipements qui posent de multiples problèmes : l’acceptabilité sociale dans les territoires concernés, mais aussi le statut juridique : régie comme à Toulouse ou Albi, délégation de service public comme à Auch, concession ? Autant de questions qui renvoient aux relations des collectivités territoriales avec les différents opérateurs assurant les services des Pompes funèbres.

L’entrée du cimetière de Terre Cabade

Les Pompes funèbres, une mission de service public

Malgré les réticences de l’Église, l’aménagement et la gestion des cimetières par les communes n’ont pas été remis en question depuis le décret de 1804. Par contre, pendant des décennies, les litiges ont porté sur l’organisation des services des Pompes funèbres, dont la dimension économique et financière suscitait bien des convoitises. Si la partie des obsèques religieuses relevait des différents cultes au sein des lieux qui leur étaient dédiés, restait à définir ce que l’on désigne sous le nom des « services extérieurs des Pompes funèbres », dont le périmètre fut toujours controversé : transport des corps, fourniture des cercueils, des tentures extérieures des maisons mortuaires, corbillards, fourniture du personnel, des objets et des prestations nécessaires aux obsèques, inhumations et crémations (fallait-il y inclure les plaques funéraires, les emblèmes religieux, les fleurs, les travaux de marbrerie funéraire… ?). En ces domaines, le monopole religieux avait été reconnu par l’État, mais il fut souvent exercé de façon très diverse par les associations cultuelles (« fabriques » des églises, consistoires) et parfois pas du tout, laissant les communes et des entrepreneurs privés assurer ces services sur la base d’accords financiers peu transparents.

Avec la Troisième République, le législateur a eu la volonté de contrôler ces pratiques et de réduire l’influence des institutions religieuses dans le domaine funéraire : limitation des « carrés confessionnels » dans les cimetières, et surtout, en 1887, reconnaissance de la liberté des funérailles dans leur caractère civil et religieux. Précédant la loi de séparation des Églises et de l’État, la loi du 29 décembre 1904 transféra aux communes, dans le cadre d’un monopole, l’organisation et la gestion du service extérieur des Pompes funèbres, considéré comme un service public. Les communes pouvaient exercer ce monopole soit en régie directe, soit par délégation à un concessionnaire, soit en laissant ce marché entièrement libre. Les entrepreneurs privés spécialisés dans les services funéraires, dont la puissante société des Pompes funèbres générales présente dans la France entière, y trouvèrent de grandes opportunités de développement. À Toulouse, ils tentèrent en vain de s’opposer au choix de la municipalité qui opta pour une exploitation en régie directe, créant, dès la promulgation de la loi, les Pompes funèbres municipales de Toulouse 5. Doté progressivement des moyens humains et matériels nécessaires, ce service exerça sa mission en étroite collaboration avec celui des cimetières, souvent sous une même direction. Mais son action se limitait au territoire communal, les communes périphériques laissant le champ libre aux entrepreneurs privés.

Avec les progrès de l’incinération, la demande de services nouveaux s’est développée et diversifiée : organisation des obsèques (maîtres de cérémonie, conseillers funéraires), construction de centres funéraires pour accueillir dans des chambres mortuaires les personnes décédées en milieu hospitalier et leurs familles, mise à disposition de salles de cérémonie lors d’obsèques civiles en nombre croissant… Tout cela a ouvert un large marché lucratif aux entreprises privées. Les régies municipales durent s’adapter, et le faire rapidement car le législateur décida de les soumettre à la concurrence, avec la loi Sueur de 1983.
À Toulouse, Pompes funèbres municipales et service des cimetières, administrativement séparés, ont alors quitté le centre-ville pour s’installer, en 1987, dans de nouveaux locaux mais au sein d’un même bâtiment, sur les terrains de l’ancienne cartoucherie, rue de l’abbé Lemire. C’est là que fut édifié par la Ville le centre funéraire offrant aux familles et aux différents prestataires plusieurs chambres mortuaires et des salles de cérémonie.

Sur le « marché de la mort » ainsi ouvert à la concurrence, les pouvoirs publics, et plus particulièrement les communes, sont ainsi confrontés à de multiples défis. Si le recours à l’incinération, progressant au rythme de 1 % l’an, a rendu sans doute moins importantes les questions d’agrandissement des nécropoles, dans les grandes agglomérations, elles n’en demeurent pas moins présentes. Si chaque commune, pour des raisons évidentes et souvent sensibles, souhaite conserver la gestion de ses cimetières, la loi créant les métropoles a donné à ces dernières compétence pour la création de nouveaux cimetières ou pour l’extension de ceux qui existent… à condition qu’ils soient reconnus comme présentant un « intérêt métropolitain ». On imagine les difficultés pour créer de vastes nécropoles intercommunales et les faire accepter par les élus et les populations… La compétence pour les crématoriums est, par contre, obligatoire, et effectivement transférée à la métropole.

Par ailleurs, l’évolution des pratiques liées à la mort, des règlements et des services qui l’accompagnent, souvent méconnus car relevant des « coulisses de la ville », conduisent à revisiter bien des équilibres souvent fragiles, élaborés depuis près de deux siècles entre les différents acteurs publics et privés. Si les revendications identitaires et religieuses se manifestent plus nettement pour obtenir l’organisation de regroupements confessionnels ou liés aux origines dans les cimetières, ce qu’excluait la loi de 1883, on ne peut non plus ignorer la montée en puissance des intérêts privés, pour organiser leurs services et élargir leurs offres de prestations autour de la mort.
Depuis le début du XIXe siècle, leur puissance n’a cessé de se renforcer. Créées en 1828 à Paris, les Pompes Funèbres Générales (PFG) ont ainsi affirmé progressivement leur présence dans la France entière sur le marché funéraire, rachetant plusieurs de leurs concurrents, diversifiant leurs activités (fabriques de cercueils, assurances…). Elles ont constitué une entreprise puissante dont la Lyonnaise des eaux est devenue actionnaire principal en 1979, et sont aujourd’hui la pièce maîtresse de l’Omnium de Gestion et de Financement (OGF), contrôlé successivement depuis 2000 par différents groupes financiers, puis par des fonds de pension (russes, canadiens…). Avec 1 000 agences en France et près de 6 000 salariés, elles assurent plus de 110 000 obsèques, produisent 136 000 cercueils, contrôlent 70 crématoriums (la moitié du parc privé français) et gèrent quelque 400 000 contrats d’assurance. Partenaire majeur dans la mise en place des politiques publiques pour accompagner les habitants après qu’ils ont quitté la scène, dans les coulisses de la vie, elles contribuent ainsi à l’organisation du territoire des morts…

  1. CHARLET C., Le Père-Lachaise, au cœur du Paris des vivants et des morts, Gallimard-Découvertes, 2003
  2.  LASSERE M., « La création du cimetière Terre-Cabade à Toulouse au XIXe siècle, Une opération de prestige », Annales du Midi, n° 106, 1994.
  3.  LEDUC J., « Les attitudes devant la mort : L’exemple du cimetière de Terre-Cabade à Toulouse (XIXe-XXe siècles) », Annales du Midi, n° 229, 2000.
  4. LEDUC J., « Le cimetière toulousain de Terre-Cabade et Salonique », L’Auta, n° 9, 2008.
  5.  « Régie municipale des Pompes funèbres de la ville de Toulouse, Organisation et fonctionnement des services », Bulletin municipal, novembre 1938.

© aua/T, © R. Marconis

Paramètres de confidentialité

Nécessaires

Ces cookies vous permettent de vous connecter tout en assurant une sécurité dans la navigation

wordpress logged_in, wordpress sec

Advertising

Suivi des visites

Afin de vous offrir la meilleure expérience, nous réalisons un audit des visites. Vous pouvez refuser le suivi en cliquant ici.

Outil de suivi des visites Matomo

Other